jeudi 30 juin 2016

23.

Je suis morte. Je suis morte petit à petit. Je ne m’en suis pas rendu compte. Ça ne m’est pas tombé dessus en un seul morceau comme un pan de mur qui se serait détaché alors que je passais sur le trottoir du petit marchand de guimauves. Non, je suis morte progressivement, engloutie sans douleur, sans souffrance… J’aurais pu me méfier, j’aurais dû… les mots n’existaient plus, les silences prenaient des allures de fissures, dans lesquelles j’aurais pu enfoncer mes doigts, ma main et un bras entier… et je me suis écroulée de sommeil dans ce parfum de sucre cuit. La mort s’est immiscée, m’a investie. La mort m’a prise sans utiliser de subterfuges. Elle s’est installée et je ne l’ai pas sentie, sans démangeaison, irritation quelconque, allergie colorée et persistante… La mort est arrivée et est restée là en moi… Mais la mort de quoi ?… D’ennui, je ne vois que ça, c’est cet ennui qui a causé le malheur… si ça avait été de peur, j’aurais ressenti cette crispation caractéristique qui précède l’affolement… et je m’en serais sortie !

Jane Véronique

lundi 27 juin 2016

22.

Mieux que personne, elle maîtrisait l'art subtil et millénaire du bouche à bouche. Elle en avait recueilli les arcanes des lèvres d'un maître nippon, et n'avait eu de cesse, par la suite, de raffiner sa technique au moyen de longues séances de méditation labiale. Son savoir faire était réputé à cent lieues à la ronde... et les hommes en mal d'évanouissement ou de noyade se transmettaient précieusement son nom sous le manteau. Il était de bon ton, sur la carte de visite d'un monsieur comme il faut, de trouver la mention 'réanimé par mademoiselle Natacha'. Bientôt, les fausses noyades furent légion - dans la région. Je fus du nombre à plus d'une reprise. À chaque fois que je mourais, elle était là pour me ramener à la vie. Je ne m'en lassais pas. Jusqu'au jour où une grève des cheminots... elle n'arriva pas à temps.
Alors oui, je suis mort. Mais je vous prie de croire que désormais, de l'autre côté... je vote à droite. Rien que pour les faire chier, ces cons. 

Marc Menu

vendredi 24 juin 2016

21.

Au tout début, il n’y avait que le silence froid. Mais au tout début, entendait-on ?... Il est aisé de répandre des théories originelles fondées sur le bouche à oreille sans savoir si les oreilles existaient… Il est effectif que de bouche à bouche, les notions aussi complexes soient-elles, pouvaient sans ambiguïté se disséminer à une vitesse exponentielle… leur signification avait toute liberté de se disloquer au hasard des langues les plus mauvaises. Mais qu’elle importance ? Qui aurait eu la capacité d’en contester la véracité ?… Elles circulaient aussi impénétrables qu’inentendables… et pour cause, les oreilles n’existaient bel et bien pas. C’est ainsi que des siècles durant les oiseaux chantèrent sans être écoutés. Par quoi l’auraient-ils été ? Sans compter sur une concurrence débridée qui avait flingué l’écoute réciproque. Les oiseaux s’obstruaient les orifices auriculaires à l’étoupe de duvet et à tour de bras pour ne plus s’entendre. Ainsi mus par une situation pétrie d’inutilité, ils se turent en attendant que l’homme invente enfin l’oreille… Puis une foultitude de produits dérivés dont les rafales, les aboiements, les armes automatiques, les furieux et bien d’autres peu ou moins usités…

Jane Véronique

mercredi 22 juin 2016

20.

Le jour où le mur est tombé, elle est partie en sens inverse. Surtout ne pas le franchir. Surtout ne pas suivre le troupeau. Rester fidèle. Partir vers l'est, encore plus à l'est, puisque son est n'est plus. Aller jusqu'en Chine, s'il le faut. Là bas, le rouge est encore rouge. Pas encore altéré par ces cinquante nuances de bleu dont on n'en finit plus de nous rabâcher les oreilles. Partir, donc. Partir avant que Madonna vienne chanter sur la Place Rouge. Ne pas voir ça. Poursuivre sa route. C'est joli, la Sibérie, aux premiers contreforts de l'été. Reprendre son souffle. Repartir avec la bise - et l'arrivée des premiers européens. Jusqu'où la suivront-ils. Pas au delà de la frontière. Comment dit-on je suis des vôtres, en nord-coréen ? Aboiements furieux. Rafale d'arme automatique. Puis, ce silence froid. Et les oiseaux qui se remettent à chanter. 

Marc Menu

samedi 18 juin 2016

19.

Vite ! Dépêche-toi ! Bouge ! Vite ! Cours ! Cours ! Accélère ! Vite ! Encore ! Allez !
Dormir, manger, soupirer, respirer vite, plus vite, encore plus vite. Et l’amour rapidement, sans fioritures, pas le temps. La tendresse ? Perte de temps. Et pas de pied dans le tapis, de main dans la porte. Oublier le repos, éviter les erreurs, ne pas bâcler. Vivre vite sans compliquer. Gagner du temps. Prendre les raccourcis. Utiliser la cocotte minute, le ciment prompt et l’accélérateur de particules…
- Mais quel jour serons-nous hier ? Demain est passé si vite que je me demande si j’aurai le temps de terminer ce qui est déjà fini… et ne me raconte pas d’histoires nous ne sommes pas aujourd’hui !...
C’est ainsi qu’elle perdit la tête en percutant le mur du son sans émettre le moindre cri et en accélérant...

Jane Véronique

jeudi 16 juin 2016

18.

La grippe courait. Vite. Très vite. Trop vite. Il y avait du virus de tous côtés. Ça dégoulinait de partout... il en suintait jusque sur les murs, il en poissait jusque derrière les oreilles. Les médecins se frottaient les mains. Avec du gel désinfectant. Ce qui ne les empêchait pas de tomber comme des mouches, après avoir laissé des chiures un peu partout. L'épidémie était aux portes de la ville, et pas possible de les refermer... les gonds eux-mêmes étaient grippés.

Marc Menu

mercredi 15 juin 2016

17.


La salle d’attente était bondée, les murs se fissuraient sous la pression des miasmes disséminés par les éternuements répétitifs et autres toux excessives. Le monde affluait par la grande porte à deux battants et les symptômes s’écoulaient de plus en plus difficilement par la fente d’accès aux consultations. La pièce s’arrondissait prête à éclater, les patients s’amoncelaient en piles irrégulières... Cela faisait déjà trois jours que j’étais là à cheval sur les épaules d’un type qui se plaignait de mes lacets défaits dans ses vitamines C effervescentes successives... Tu parles qu’ils ne dormaient plus... Je n’avais pas l’intention d’attendre une nuit encore. Je n’éternuais ni ne toussais. J’avais seulement depuis quelque temps un truc dans l’œil qui déformait tout sur mon passage et je voulais être sûre que c’était incurable... ce n’était pas si grave.

Jane Véronique

samedi 11 juin 2016

16.

La lime à ongles est restée là, abandonnée, sur la banquette de la salle d'attente. Il l'a prise d'une main timide, et pourtant résolue. Pour s'aider à se souvenir d'elle. Pour se faire croire qu'elle n'était pas vraiment, pas tout à fait partie.
Pendant les mois qui ont suivi, il lui suffisait de toucher des yeux cette lime pour la revoir, avec ses mains fines, aux ongles magnifiques, qui captaient la lumière pour la décomposer en mille facettes... Cette lumière-là qui avait été sa nourriture pendant toutes leurs années. Dans ces instants de grâce retrouvée, il lui semblait encore les sentir sur ses joues, dans son cou, ces mains tant aimées.
Puis, un jour, la lime à ongles ne lui évoqua plus rien. Il se sut guéri. Et en pleura de dépit.

Marc Menu

mercredi 8 juin 2016

15.

Elle a laissé grandir ses ongles aussi longs qu’elle eut la patience d’attendre. Ils allongeaient ses doigts indéfiniment... offraient à sa main une gestuelle particulière, terriblement empruntée, mais sans irréversible maladresse, assez agile pour toucher du doigt toutes les choses qui ne se laissent pas si facilement approcher. Elle les a limés avec précision, en pointe de ciseaux, aussi tranchants pour de faux que la lame à raser presque sous la peau... et les a vernis de blanc laiteux pour que le rouge éclate sur eux en tâches tête d’épingle. Elle a fait crisser avec, le tableau sec et noir... a crevé deux ballons pas tout à fait ronds... a percé une fraise comme on enfile une perle et piqué la lune trois fois d’affilée, elle la pensait tellement plus éloignée... Mais elle n’a plus touché à la mèche qui glissait sur ses yeux au cas où ses longs ongles pointus l’aveuglent par inadvertance. 
Mais tout ça, c’était juste pour lui faire plaisir... juste pour ça...

Jane Véronique

vendredi 3 juin 2016

14.

Qu'il se le tienne pour dit. La vaisselle, désormais, ce serait chacun son tour. La lessive aussi. Et l'aspirateur. Ah, elle allait oublier les poubelles. Et les cuivres, tant qu'à faire. Et d'ailleurs, c'était son tour - au moins pour les sept années à venir. L'esclavage, ça n'avait que trop duré. Et d'ailleurs, il pouvait déjà s'estimer très content qu'elle lui laisse encore une chance. Une dernière chance, précisa-t-elle, toutes babines retroussées, en agitant ses longs ongles pointus à quelques millimètres de sa gorge.
Il laissa passer l'orage, impavide. Dans sa tête se fredonnait une chanson italienne - 'il mio rifugio, il mio rifugio, il mio rifugio sei tu...' et en bénissant ses cheveux longs. Vachement pratiques, pour dissimuler les écouteurs de l'iPod.

Marc Menu