mardi 31 mai 2016

13.

Et cette éponge qui se ramollit de jus de vaisselle comme la mousse s’attendrit de pluie, déborde sous la rosée d’un robinet trop plein... gît, gorgée, engorgée, le flanc colonisé d’écume grasse... on l’écrase, alors elle bave dans un grincement de salive sous la langue. Je grimace. L’éponge agonisante, visqueuse, flasque, molle dans le fond de l’évier, vit sans amour et d’eau, sans dessous de tables, de lait qui a mal tourné et de culs de cocottes salement culottés... Elle pourrit de miettes dans les pores de sa peau. Je respire dans mes doigts. Et l’éponge séduit une mouche qui hésite en va et en vient entre elle et la poubelle... Je m’essouffle en inspirations saccadées qui tentent d’éviter mon nez. L’éponge pue l’oubli, embaume la cuisine, la maison, le jardin, le monde entier... 
- Vous resterez bien diner ? M’offre soudain mon hôte. Son haleine perfore mon dégoût d’un parfum de menthe bleue. Il suce une pastille. Il est enrhumé.

Jane Véronique

lundi 30 mai 2016

12.

Elle ne tenait plus qu'à un fil. Enfin, à une tige. Enfin... à ce qui restait d'une tige. Elle allait, elle devait tomber d'un instant à l'autre. La jeune femme la regardait d'un air d'envie. Elle était si belle, elle était si verte, elle était... tellement hors d'atteinte, qu'il ne lui restait qu'à s'asseoir au pied de l'arbre, et attendre l'inéluctable chute. Mais la chute ne venait pas. L'après-midi se passa ainsi - dans l'expectative. La jeune femme avait de plus en plus envie de la pomme. Mais l'instinct de survie du fruit rebelle était le plus fort. C'est qu'il s'y accrochait, à son bout de tige, le bougre. Et le vent, appelé en renfort, n'y faisait rien. Elle avait bien essayé, aussi, d'aller le décrocher - mais personne ne lui avait appris à grimper aux arbres. Elle finit par s'endormir là, sur la mousse. Ce fut la rosée qui la réveilla... la rosée et la voix de son amoureux, au creux de son oreille.
- Ève, mon amour... quand donc oublieras-tu cette pomme...

Marc Menu

jeudi 26 mai 2016

11.

Il neigeait des fleurs de pommiers sur les jardins de la maison des vieux qui n'ont plus rien dans la tête... ou trop... 

- Les pommes ne sont pas le fruit du hasard... ça éclate un jour... en regardant le frigo... après dans la bagnole elles batifolent en riant folles et nues... rien à voir avec les prospectus publicitaires... c’est plein d’air... et tu éternues, tu t’étouffes... manquerait plus qu’ils nous collent la soupe dans les poches... j’en ai partout de ces idées décidées et alors... ça désespère les pots de peinture... tu les as vus ? Tu les as vus ou pas ?... ils réfléchiront en repassant par ici... parce que ça fait un de ces bruits... et ce n’est pas fini... pas fini du tout. Mais écoute elle est déconfite !... Des clous oui !... Et la menthe à l’eau ce n’est pas moi... oh que non... 

- Tu me changes tellement les idées papa quand je viens te voir...

- ... c’est la pomme verte.

Jane Véronique

lundi 23 mai 2016

10.

Il a déchiré les draps. Les a noués entre eux pour en faire une longue corde. En a attaché un bout au pied de son lit. En a éprouvé, plusieurs fois, la solidité. A soulevé la croisée. A lancé l'autre bout de sa corde improvisée par la fenêtre. L'a enjambée - la fenêtre, pas la corde. S'est rendu compte que sa chambre était au rez de chaussée. S'est laissé glisser au dehors et est parti en sifflotant. Ce n'est que quelques heures plus tard, alors que profitant de sa liberté retrouvée, il sirotait une menthe à l'eau au café du canal, qu'il se rappela qu'il n'était plus interné depuis des semaines... et qu'il venait, en fait, de s'évader de chez lui.
- Ils n'auraient peut-être pas dû me laisser sortir si vite, se dit-il, tout penaud.

Marc Menu

jeudi 19 mai 2016

9.

Elle avait froid, doucement. C’est ce qui l’a réveillée, ce froid transparent. Elle était nue, le drap blanc enroulé autour de la jambe. Il n’y avait plus que ce drap, le reste n’était plus là. La couette avait glissé, les oreillers étaient... elle a étiré son cou... " Où sont-ils les oreillers ? "
Et lui non plus n’était plus là. Elle a souri. Il devait penser à autre chose pour oublier de fermer la fenêtre. Elle était seule avec son envie de faire pipi.... elle s’est adossée à la tête de lit... a serré ses jambes contre son ventre... baillé sans couvrir sa bouche de ses doigts... le soleil l'a transpercée d'un rai pailleté... l’air en courant s'est jeté sur elle... Et soudain elle a pensé à Jésus sur la croix, si lui aussi avait envie de faire pipi, s’il avait froid, si... ?
Alors elle a abandonné sa tête... les épaules chevillées au bois dur... les bras grands ouverts... les poignets étroitement sanglés en mimant la moue d’un supplicié, si terriblement affligée... et elle a ri, en un éclat tranchant... " Heureusement il ne m’a pas clouée ! " 

Jane Véronique

mercredi 18 mai 2016

8.

Elle donnait l'impression de toujours marcher sur un fil. Tant de grâce, une telle légèreté... comme dans une chanson de Maxime Leforestier, elle semblait marcher comme on danse. Et tous les garçons du village la regardaient. Mais elle passait, altière, innocente, inconsciente de l'effet provoqué par son passage. Même Karim, dont la superbe moto avait séduit bien des filles, en restait tout intimidé.
Quand elle quitta le village, tout le monde en fut attristé. Il nous manquait de ne plus la voir traverser la place. Je me plaisais à l'imaginer, faisant partie d'un corps de ballet, danseuse étoile, peut-être...
J'eus la chance de la revoir, quelques années plus tard. Elle avait gardé toute sa grâce. Cette grâce avec laquelle, sanglée dans son uniforme de fliquette, elle réglait la circulation au carrefour.

Marc Menu

dimanche 15 mai 2016

7.

Il monte au sommet de la tour par l’escalier de secours. Au cas où il ait besoin de secours. En plusieurs fois pour reprendre son souffle à chaque fois. Il porte des ailes dans le dos, deux voiles presque demi-lune, brodées d’étoiles et de planètes. Son casque à ailettes lui couvre les oreilles se dénoue... Il se gribouille quelque chose sur la poitrine de son pouce contre ses doigts peut-être un signe qui devrait être de croix... Si longtemps à marcher de mât en mât d’un chapiteau étoilé... pas à pas... l’éternité... 47 étages qu’est-ce que c’est quand on n’a pas peur de tomber ?... Il saisit dans ses poches deux poignés de confettis qu’il jette ensemble dans l’air, l’air de rien, lance son pied dans le vide, avide... un fil le retient, lui fend le chausson... le second... il avance, court, agite ses ailes et s’envole... 
Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de sa fille chérie, Mademoiselle Hortensia. Elle qui aimait tant pleurer, elle est morte de joie.

Jane Véronique

samedi 14 mai 2016

6.

Ils s'embrassaient dos à dos. C'était l'apothéose de leur numéro de trapézistes - Les Butterflies - et les gens venaient de très loin pour les voir. Depuis qu'ils avaient rejoint son petit cirque, le directeur affichait son plus large sourire. Le chapiteau ne désemplissait plus. Contrairement à ce qui était suggéré pendant leurs voltiges, ils n'étaient pourtant pas un vrai couple dans la vie. Elle, Mademoiselle Hortensia, coulait des jours paisibles sur l'épaule du clown triste. Il la faisait pleurer, ce qui la comblait d'aise. Quant à lui, Monsieur Moustache, il s'initiait à la soumission sous le fouet de Lady Kiss, la dompteuse de fauves. Elle essayait sur lui la plupart des tours de ses chers félins. Et même, certains soirs de turpitude, elle l'offrait en esclave à son amante, la lanceuse de couteaux. L'accident était inévitable.

Marc Menu

vendredi 13 mai 2016

5.

Philibert Papillon ? Je l’ai bien connu. Nous rentrions à reculons ensemble de l’école. Il partageait avec moi ses beurres de tartine du goûter. Il n’avait pas beaucoup de copains, mais moi je l’aimais bien. Il s’habillait devant derrière et parlait d’une drôle de façon. Nous jouions à cache-cache le mercredi. À cache-cache, en vrai, il inversait les mots, mais je le comprenais, c’était mon ami. On se trouvait toute l’après-midi, je me montrais derrière le gros chêne, il ne me cherchait jamais... Il s’en fichait parce que l’important est de gagner. Il m’invitait souvent à arpenter sa maison en marche arrière un miroir dans les bras pour flâner au plafond... on enjambait les lustres, on surveillait ses parents par terre sans qu’ils ne s’en rendent compte. Puis on a grandi. On allait boire du Cola Coca dans de grandes pailles avec des verres coudés qu’on faisait tourner pour pleurer. Il me récitait des poèmes en commençant par la fin. Et un jour, dos à dos, on s’est embrassés...
Je ne l’ai jamais revu. Il paraît qu’il a trouvé un petit boulot dans l’industrie laitière.

Jane Véronique

jeudi 12 mai 2016

4.

Il ne l'avait pas inventé, le fil à couper le beurre. Oh non. On le lui avait suffisamment fait remarquer pendant sa courte, mais oh combien pathétique, scolarité. Certains avaient même sous-entendu que non content de ne pas en avoir eu l'idée, il serait même complètement infoutu de s'en servir correctement, de ce sacré fil. Il en avait gardé une rancœur sous-jacente, le besoin sourd d'une revanche éclatante. Il trouva un petit boulot dans l'industrie laitière. Il y profita de ce qu'on ne faisait pas trop attention à lui - la médiocrité rendant invisible - pour bricoler dans son coin. C'est ainsi qu'avec quelques lames de rasoir finement disposées dans la motte, il mit au point le beurre à couper le fil. Cela fit de nombreuses victimes dans la région.

Marc Menu

mercredi 11 mai 2016

3.

Sentir les choses n’est pas une mince affaire... Pourtant elle, sentait toutes les choses, à un point tel, qu’il lui était impossible de se soustraire ne serait-ce qu’un tout petit instant à... toutes les choses. La frustration, une odeur de chaussette, les indélicats, même une fine couche de boue lui suggéraient une gravité considérable... elle s’en retrouvait bouleversée. Non, sentir les choses n’était pas une mince affaire. Elle se fit retirer le nez, comme d’autres se font retirer les poches sous les yeux ou un excédent de graisse sous le menton, même si cela ne protège d’aucunes sensations excessives. On le saurait. Elle se fit retirer le nez, tout bonnement, d’un coup de fil à couper le beurre.

Jane Véronique

mardi 10 mai 2016

2.

À côté de mes pompes, il y a quelqu'un qui me ressemble pas mal. Elles s'y laissent prendre, régulièrement, et partent à ses pieds. Ma frustration, ces matins-là, est grande. D'autant que quand elles reviennent, des heures plus tard, recouvertes d'une fine couche de boue qu'il me faudra gratter, c'est tout imprégnées de l'odeur de ses chaussettes - qu'il ne doit pas laver très souvent. J'aimerais bien le prendre sur le fait, cet indélicat... mais toujours il m'échappe, se levant aux aurores, s’éclipsant à mon approche, chaussé de mes propres souliers. Et toutes mes tentatives pour le rattraper restent coincées dans mes pantoufles.

Marc Menu

lundi 9 mai 2016

1.

Il était toujours à côté…
Il est resté un moment à côté du radiateur. Puis à côté de ses pompes dont il eut beaucoup de mal à se défaire. Puis à côté de rien. Il s’ennuyait. 

Et tout le monde finit par dire « Il est complètement à côté de lui… il n’y a plus grand chose à faire… ».
Pourtant il était bien à côté de lui, oui, bien, malgré les dires.
Jusqu’à ce soir de concert…
Il était à côté de lui comme d’habitude. Quand soudain, quelqu’un, debout, s’est penché sur lui, assis, et avec une extrême politesse a demandé s’il y avait quelqu’un à côté de lui.
Jamais il n’avait rencontré un être aussi impertinent. Jamais.
Il lui répondit qu’il n’y avait personne à côté de lui, absolument personne, juste pour l’embêter.

Jane Véronique